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Interview Lise Borel par Muriel Boulan

Des thèmes forts et contrastés s’entremêlent : l’amour, le désir, la vengeance, la mort... Excessive et déterminée, Katerina nous entraîne dans sa folie destructrice. Comme dans une tragédie grecque, on sait dès le début qu’elle court à sa perte. L’espoir naît parfois le temps d’une mélodie douce et nostalgique mais bientôt des dissonances annoncent un retour à la cruelle fatalité.

Le chœur se métamorphose et incarne tantôt Katerina ou Sergey, les victimes assassinées ou les simples villageois.

À la fin de la pièce se mélangent toutes ces présences et dans un dernier souffle, la pièce s’achève sur une ultime prière : «Tibié paiom, Tibié blagaslavim, Tibié blagadarim Gospodi »

Quelles sont vos sources d’inspiration dans le répertoire pour chœur ?

Mes années à la Maîtrise de Radio-France m’ont certainement marquée par la variété et la richesse du répertoire abordé. Je peux ainsi puiser dans mes nombreux souvenirs d’interprétation ou d’analyses d’œuvres, des plus classiques au plus contemporaines... Mais lorsque je compose pour chœur, je ne peux pas dire que je m’inspire d’œuvres uniquement vocales. D’une manière plus générale, ce sont des personnalités ou des styles musicaux qui me touchent plus que d’autres : Ravel, Bach ou Guillaume de Machaut sont quelques-uns des compositeurs que j’admire...

Mais pour ce concert « russe » plus spécifiquement, j’ai fait appel à d’autres supports, comme le cinéma et la littérature.
J’ai d’abord pensé au film d’Eisenstein Ivan le Terrible qui m’avait impressionnée par son esthétique contrastée et sa force dramatique. Je me suis souvenue des jeux d’ombres et de lumière, accentués par le noir et blanc, qui créaient une ambiance inquiétante. J’ai eu envie d’explorer musicalement cette opposition entre innocence et noirceur de l’âme.

De fait, on retrouve cette atmosphère trouble dans Katerina au village par l’utilisation de thèmes musicaux obliques qui s’entremêlent comme des racines et donnent un sentiment d’étouffement, de danger imminent. L’aspect oppressant des décors du film, alourdis par la neige se retrouve également dans les lignes vocales ininterrompues qui laissent peu de place aux respirations. Katerina, comme Ivan, se retrouve peu à peu cernée et prise au piège dans une spirale de folie.

Je me suis aussi souvenue de la nouvelle de Leskov, qui décrit d’une manière simple et glaciale la complexité du cœur humain. Les scènes successives de meurtres et de plaisirs charnels m’ont incitée à chercher dans la musique une évocation de ce violent conflit entre l’amour et la mort. C’était un pari pour moi que de retranscrire les mouvements paradoxaux de l’âme, de mettre en évidence les contradictions des personnages.

Je n’ai pas souhaité écouter de « musiques russes » de manière intensive ou systématique. J’avais plutôt envie de me laisser porter par les différents souvenirs que je pouvais en avoir, et les laisser affleurer, sans brusquer ma mémoire. Quelques airs se sont imposés à moi bien sûr, des compositeurs m’ont accompagnée (Prokofiev, Stravinsky), mais je ne les ai pas sollicités de manière volontaire. Ils sont venus simplement enrichir mon espace d’inspiration.

C’est donc la nouvelle de Leskov qui m’a principalement guidée dans l’écriture de Katerina. A la puissance de ce récit se sont mêlées des réminiscences picturales ou musicales... La composition a commencé ainsi.

La pièce présente des sections contrastées qui suivent la narration. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les différents dispositifs d’écriture de ce chœur ?


Au départ le texte sert de support, puis il imprègne la musique qui le démultiplie et l’intensifie. Le son se transforme, se divise, et les voix finissent par incarner la trame dramatique. Dès le début de la pièce, elles sont nombreuses et envahissantes. Les thèmes sont repris aux différentes voix, superposés. La narration prend toute la place, devient omniprésente. Comme une seule masse sonore, organique, le chœur avance, autonome, comme irrigué d’une multitude de vaisseaux sanguins qui sont ses voix entremêlées.

Il m’importait également de créer différents plans sonores, reliés à la fois aux différents personnages et aux strates de la narration. Il y a des jeux de textures et de volumes, avec des solistes, des groupes de solistes ou le chœur en entier, selon les personnages et leur position dans le temps. Par exemple, une voix place le décor émotionnel, une autre s’ajoute pour parler au nom de Katerina, une autre, extérieure, annonce les meurtres, et enfin, surplombant l’ensemble, une prière russe est déclamée.

On retrouve surtout ce procédé dans le dernier tableau où Katerina, devenue folle, entend les voix des villageois, celles des victimes qu’elle a assassinées, celle de l’homme qu’elle aime et celle de son propre enfant qu’elle a abandonné. Le temps se concentre, se resserre, Katerina se voit elle-même autrefois, puis se voit morte etc. C’est une boucle, un labyrinthe (et l’on retrouve ici des images du palais d’Ivan, d’où l’on ne peut pas sortir). Katerina est prisonnièred’elle-même et les différents groupes de voix qui reviennent incarnent le bouillonnement sans issue de ses pensées. Les thèmes forment un amas, parfois apaisé (avec des rythmes et harmonies plus calmes), parfois plus torturé. C’est la confrontation des différentes mélodies avec leur harmonie et leur autonomie propre qui créé ce trouble : chaque voix à son mot à dire et ne laisse pas de place à l’autre. Il n’y a pas d’air, pas de paix possible.

La superposition des voix en quintes parallèles qui ouvre la pièce assoit d’emblée une atmosphère pleinement évocatrice de la tradition des chœurs russes et des paysages russes. Les matériaux thématiques proviennent-ils eux-mêmes d’authentiques mélodies populaires ?

Je les ai tous inventés mais ils pourraient tout à fait correspondre à des airs traditionnels. Ce sont mes influences littéraires et cinématographiques qui m’ont naturellement dirigée vers ces mélodies. J’ai également puisé dans mes souvenirs plus ou moins présents d’œuvres russes que je connaissais (Stravinsky, Chostakovitch, Prokofiev...) afin de retrouver un état d’écoute et de cerner au mieux mon émotion face à ces œuvres. Il s’agissait donc de retrouver instinctivement certaines sensations plus que d’analyser des musiques pré-existantes.

Qu’en est-il également du langage harmonique ? À quels moments et de quelle manière les dissonances évoquées ci-dessus viennent-elles enrichir la polyphonie ?


Mon discours musical s’ancre dans la tonalité mais il ne se réduit pas à cela. Quand je compose, je n’y pense pas, je parlerais plutôt de pôles et de mouvements. C’est la justesse du mouvement de la phrase qui motive telle ou telle mélodie. C’est son parcours dans l’espace, du corps du chanteur à celui de l’auditeur. Les dissonances sont là pour rappeler soudain un malaise physique, une contrariété, une souffrance. La confrontation des différents blocs (comme on l’a évoqué ci-dessus) traduit dans le corps des relations inextricables et vivantes. L’harmonie que je tente de créer fait écho à la complexité des sentiments de l’intrigue littéraire. Elle ne fonctionne pas selon des règles harmoniques, mais plutôt par des appuis, des phrasés. C’est finalement une musique très instinctive que je mets en place, au service du sens et de l’écho qu’elle peut avoir en nous.

Ce chœur a capella est enrichi d’un ensemble de percussions. Quels rôles leur avez-vous donné ?
Les percussions sont comme des voix, mais à caractère plus incisif et résonnant. Elles viennent ponctuer, souligner exactement l’intention musicale afin de la rendre le plus juste possible. Elles sont d’ailleurs jouées par les choristes. Elles font parties du chœur, de cet organisme. Dans l’idéal je voudrais qu’on ne les remarque pas pour ce qu’elles sont mais qu’elles viennent se fondre directement dans le son. Elles ne sont pas à côté, elles sont une continuité de la voix.

Enfin, le traitement même du texte n’est pas anodin, pouvez-vous en dire quelques mots ?

Il m’importait que l’on saisisse au mieux le texte. J’ai donc choisi un traitement assez syllabique, parfois proche du parlé pour plus d’impact, de naturel. Certaines mélodies sont comme des cris, des prières ou encore des plaintes. J’ai pensé le texte en même temps que la mélodie pour une fois de plus trouver la justesse du mouvement. Le russe se fond au français, comme une langue familière, que l’on croit comprendre. Cela rejoint le processus de composition que j’ai expliqué. Ici la langue russe est une réminiscence, on pense la reconnaître pourtant c’est une langue étrangère. Elle fait partie de l’intrigue, du caractère étrangement familier.

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